CHAPITRE XI
Après que Mugrón eut identifié le corps de sœur Eisten comme étant celui de la religieuse qu’il avait rencontrée à la forteresse de Salbach, il s’en retourna comme il était venu. De leur côté, Fidelma et Cass se hasardèrent jusqu’aux cuisines de l’abbaye car ils mouraient de faim. Fidelma dut user de toute son autorité, faire valoir ses titres et ses relations de parenté avec l’abbé pour persuader la sœur renfrognée qui veillait sur les provisions de leur préparer une collation. Bientôt, ils mangeaient avec voracité et en silence, sur un coin de table du réfectoire maintenant déserté, un repas froid composé de larac ou cuisse de bœuf, de pain d’orge et de pommes, le tout arrosé de bière.
Comme on pouvait s’y attendre, Mugrón avait reconnu le corps de sœur Eisten. En réalité, Fidelma tenait surtout à s’assurer qu’elle était bien la femme que Mugrón avait rencontrée à la forteresse. Par un lien encore ténu, ce nouveau mystère semblait mener directement au meurtre de Dacán. Le plus excitant dans cette affaire, c’était la rencontre fortuite de Grella chez Salbach. Pourquoi avait-elle omis de mentionner la nature de ses relations avec Dacán ? Selon toute vraisemblance, elle avait quelque chose à se reprocher.
Et comment expliquer la présence des deux femmes à la forteresse ? Sans compter la tentative d’Eisten de régler le prix d’une traversée pour deux personnes sur un navire en partance pour la Gaule. Avec qui avait-elle l’intention de fuir ? Grella ? Et qui avait torturé et tué Eisten ?
Tout en tournant et retournant ces questions dans sa tête, Fidelma savait qu’elle ne disposait pas de suffisamment d’éléments pour trouver les réponses.
Elle jeta un coup d’œil à Cass, frustrée de ne pouvoir partager ses angoisses avec lui. Une fois de plus, elle regretta la présence de frère Eadulf, leurs querelles fraternelles, les attaques et les parades que permettait l’esprit aiguisé comme une épée du religieux. Avec lui, d’analyses en conjectures, on finissait toujours par cerner la vérité. Et brusquement, Fidelma se sentit à nouveau envahie par la culpabilité.
Cass lui adressa un sourire narquois.
— Et maintenant ? lui lança-t-il en reposant son gobelet de bière et en se renversant sur son siège, visiblement satisfait de son repas.
— Pardon ?
— Votre esprit travaille comme la pendule à eau dans la tour des cloches. A un moment donné, j’ai même cru entendre le bruit de ses rouages grincer dans votre tête.
Fidelma fit la grimace.
— Je crains que nous ne soyons dans l’obligation d’aller déranger sœur Grella. Elle devra justifier ses mensonges, ou plutôt sa dissimulation de la vérité.
Elle se leva et Cass l’imita.
— Je vous accompagne, déclara-t-il. D’après ce que vous m’avez conté, de lourds soupçons pèsent sur elle et je refuse de vous laisser seule.
Cette fois, Fidelma n’y vit pas d’objection.
Ils circulèrent dans l’abbaye à peine éclairée et rejoignirent la bibliothèque désertée. À cette heure, personne ne travaillait dans la salle glaciale et sinistre. Les sièges étaient vides, les livres soigneusement rangés dans leurs sacoches et les chandelles éteintes.
Fidelma se rendit aussitôt au cabinet de travail de sœur Grella, qu’elle avait mis à la disposition de Dacán. A sa grande surprise, des braises rougeoyaient dans la cheminée. Cass alla y allumer une chandelle et Fidelma se pencha pour saisir un objet qui avait attiré son attention.
— Regardez ! s’exclama-t-elle en brandissant un petit bout de bois.
Il haussa les épaules.
— Oui, on s’en est servi pour allumer le feu.
Elle claqua la langue avec impatience.
— On n’allume pas du feu avec ça. Approchez-vous.
Cass s’exécuta et vit qu’il s’agissait d’une branche de tremble avec des encoches. De l’ogham.
— Vous parvenez à déchiffrer quelque chose ? demanda-t-il.
— Malheureusement, le sens s’est perdu. L’extrait dit : « ... la résolution de l’homme honorable détermine l’éducation de mes enfants. »
Fidelma plaça le morceau noirci de « bâton de poète » dans son marsupium[6] et étudia avec intérêt les cendres dans la cheminée.
— À l’évidence, quelqu’un a décidé de brûler un ouvrage entier, murmura-t-elle.
Puis elle se dirigea vers les coffres que Grella avait ouverts plus tôt dans la journée et ses soupçons furent aussitôt confirmés.
— Il s’agit bien du faisceau de baguettes que Dacán étudiait. Vous vous souvenez de celle que j’avais repérée sous le lit ? Je l’ai apportée ici pour la montrer à sœur Grella, qui l’a identifiée comme partie d’un ensemble composant un poème.
— Croyez-vous que cela faisait partie d’un testament ?
Fidelma fit une moue dubitative.
— Je l’ignore. En tout cas, quelqu’un a jugé que ce texte était suffisamment compromettant pour être détruit, commenta Fidelma à mi-voix.
Puis elle se dirigea en soupirant vers la sortie de la bibliothèque, suivie de Cass.
Dans le corridor, ils croisèrent un cénobite qui leur jeta un regard rempli de curiosité.
— Vous cherchez sœur Grella ? demanda-t-il poliment.
Fidelma acquiesça.
— Si elle n’est pas dans la tech screptra, vous la trouverez sûrement dans sa cellule.
— Pouvez-vous nous en indiquer le chemin ? s’enquit le guerrier.
Le cénobite s’exécuta en leur donnant un itinéraire très détaillé qui leur permit de s’orienter sans difficultés.
La chambre de la bibliothécaire était vide. Après avoir frappé en vain, Fidelma tourna la poignée et la porte s’ouvrit, confirmant ainsi ses prévisions.
— Entrons vite, murmura la religieuse.
Cass la suivit à contrecœur et, d’un geste vif, elle referma derrière eux.
— Ce que nous faisons est sûrement interdit, grommela Cass. Nous ne sommes pas autorisés à entrer dans un appartement privé sans y avoir été invités.
Fidelma, qui était occupée à allumer une chandelle, se tourna avec vivacité vers lui.
— En tant que dálaigh de la cour, si j’ai des présomptions raisonnables de conduites illicites, je suis habilitée à fouiller une personne ou un local.
— Donc vous croyez que sœur Grella a tué son ancien époux ainsi que sœur Eisten ?
Fidelma posa un doigt sur ses lèvres et entreprit d’inventorier les objets de la pièce. Pour quelqu’un qui avait passé huit ans à l’abbaye, la cellule de sœur Grella était des plus spartiates. Un livre de prières traînait près du lit, sur une table s’étalaient quelques objets de toilette et dans un coin était posé un pichet que Fidelma renifla avec suspicion. L’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres : c’était du cuirm, de l’hydromel particulièrement alcoolisé qui s’obtenait à partir d’orge malté. Ainsi sœur Grella buvait en solitaire...
Elle passa ensuite aux quelques vêtements accrochés à une rangée de patères. Ils ne présentaient pas grand intérêt. Sous les vêtements pendait une sacoche qui contenait du linge qu’elle examina à la lumière de la chandelle, par acquit de conscience.
— Cass ! Regardez un peu ! s’exclama-t-elle brusquement.
Le guerrier se pencha pour examiner la trouvaille de sa compagne.
— Une jupe de lin à rayures. Et alors ? Je ne...
Il s’interrompit, les yeux écarquillés.
— Rouge et bleu, balbutia-t-il. Les couleurs des lanières qui ont servi à attacher Dacán.
Fidelma examina l’ourlet de la jupe : une longue bande de tissu avait été déchirée dans le bas. Elle arrondit les lèvres et émit un léger sifflement.
— C’est Grella l’assassin ! s’exclama Cass. Vous en tenez la preuve.
Fidelma, très excitée par sa découverte, s’obligea néanmoins à tempérer son enthousiasme. Son esprit, rompu aux arcanes juridiques, la poussait à la prudence.
— Je ne tiens que la preuve de la provenance des liens de Dacán. Sans compter que cette pièce de tissu ne ressemble guère à un vêtement de religieuse. Cependant, vous serez peut-être appelé comme témoin pour attester de l’endroit où je l’ai déniché, Cass, et je vous serais reconnaissante...
— Ne craignez rien, je rapporterai très exactement les circonstances de votre investigation. Grella vous a menti sur ses relations avec Dacán et maintenant vous découvrez ce vêtement dans sa garde-robe. Cela ne vous suffit pas ?
Fidelma s’abstint de répondre, replaça le linge dans la besace en cuir et garda la jupe qu’elle rangea dans son marsupium. Puis elle se dirigea vers le lit pour une dernière inspection. Ce faisant, elle trébucha sur une dalle du sol pavé et grimaça de douleur. Elle s’aperçut alors que le carreau était descellé et bougeait quand on appuyait dessus. Elle tenta de le soulever mais sans succès.
— Cass, aidez-moi.
Le guerrier prit le grand couteau qu’il portait toujours à sa ceinture, l’utilisa comme levier, déplaça la dalle et révéla une cavité. Fidelma leva sa chandelle, examina l’intérieur, puis y plongea la main et en retira un rouleau de feuilles de vélin.
Elle le déroula et en scruta la calligraphie soignée.
— Les écrits de Dacán, murmura-t-elle. Grella les a toujours eus en sa possession.
— Alors son compte est bon, elle a bien tué Dacán ! conclut Cass avec satisfaction.
Fidelma était trop occupée à lire les documents pour commenter les certitudes de Cass.
— Très intéressant, une lettre de Dacán à son frère Noé... ou plutôt un brouillon, car il a renversé de l’encre sur le document. Il y parle de ses recherches pour retrouver les héritiers des rois originaires d’Osraige. Ecoutez ça, Cass... « Le fils d’Illan, d’après le registre, vient d’atteindre l’âge du choix. On peut donc envisager de le couronner. J’ai découvert que mon gibier se cachait au monastère de Finán à Sceilig Mhichil sous la protection de son cousin. J’ai décidé de m’y rendre dès demain. »
Elle mit le texte sous le nez de Cass.
— D’après la date, cette lettre a été rédigée quelques heures avant sa mort.
— De quel gibier parle-t-il ? s’étonna Cass. Quel terme étrange ! A croire que Dacán partait à la chasse.
— Connaissez-vous le monastère de Sceilig Mhichil ?
— Je n’y suis jamais allé mais je sais qu’il s’agit d’une petite communauté installée sur un îlot rocheux, à l’ouest.
— Dacán n’est jamais parti pour Sceilig Mhichil, dit-elle dans un souffle. Il est mort très peu de temps après avoir rédigé cette missive.
Fidelma glissa le rouleau de feuilles de vélin dans son marsupium, puis elle remit la dalle en place.
— Sœur Grella devra se justifier sur de nombreux points, conclut-elle.
Elle jeta un dernier coup d’œil circulaire à la cellule et éteignit la chandelle avant d’entrouvrir précautionneusement la porte. La voie était libre. Elle fit signe à Cass de la suivre et à peine avait-elle refermé la porte qu’elle s’élançait dans le corridor.
— Et maintenant, que faisons-nous ? demanda Cass, un peu contrarié d’être toujours obligé de poser la même question.
— Nous cherchons sœur Grella, répondit Fidelma avec brusquerie.
Ils commencèrent par interroger frère Rumann, l’hôtelier, mais il n’avait pas vu la bibliothécaire. Une heure plus tard, elle n’avait toujours pas donné signe de vie.
— Peut-être a-t-elle quitté l’abbaye ? suggéra Cass.
— N’y a-t-il pas d’aistreóir dans cette abbaye ? soupira Fidelma.
— Le portier est frère Conghus, répondit Cass sans réfléchir.
— Ma question était toute rhétorique, répliqua Fidelma qui le toisa avec une irritation grandissante.
Ses yeux verts jetaient des étincelles.
— Il semblerait que, dans ces murs, les gens meurent et disparaissent à volonté, poursuivit-elle. D’abord Eisten, puis les deux garçons de Rae na Scríne et maintenant la bibliothécaire...
Frère Conghus, lui, ne s’était pas évanoui dans la nature. Il se tenait dans son petit officiant, près des grilles de l’abbaye, prenant des notes sur des tablettes de cire. Fidelma entra sans frapper dans son bureau et il leva la tête d’un air surpris.
— Ma sœur ? Je peux vous aider ?
Il se leva en prenant son temps.
— Je cherche sœur Grella.
Le portier haussa les épaules et les laissa retomber en un geste qui manifestait sa totale ignorance quant aux allées et venues de la religieuse.
— Je suppose que vous avez essayé la bibliothèque ? demanda-t-il sans grande conviction.
— Oui, ce qui explique ma présence ici. Elle n’est pas non plus dans sa cellule. Aurait-elle quitté l’abbaye ?
Frère Conghus secoua la tête.
— Mes fonctions consistent à contrôler les entrées et les sorties. Or mes registres ne mentionnent pas l’absence de sœur Grella.
— Sont-ils quotidiennement mis à jour ?
— Bien sûr.
— Je vous ferai remarquer que cette entrée principale n’est pas la seule.
— La règle veut que toute personne me signale ses déplacements afin que nous sachions qui se trouve en ces murs.
— Imaginons qu’elle soit sortie par une autre issue ?
— Elle m’en aurait informé. C’est la règle, s’obstina Conghus.
— Plus tôt dans la soirée, j’ai quitté l’abbaye par une entrée latérale d’où part un chemin qui mène au rivage. Puis je suis revenue accompagnée du capitaine du bateau de guerre de Laigin. Il est resté un instant à l’abbaye avant de regagner son navire. Vos registres le mentionnent-ils ?
Conghus s’empourpra.
— Vous auriez dû m’en informer.
Fidelma poussa un profond soupir.
— Votre registre n’est fiable que dans la mesure où les gens obéissent à la règle, Conghus.
— Sœur Grella la connaît et ne manque jamais de s’y conformer, s’entêta-t-il.
— Peut-être ne voulait-elle pas que l’on apprenne qu’elle quittait le monastère, intervint Cass pour participer à la conversation.
Conghus répondit par un grognement irrité.
— Que savez-vous de sœur Grella ? demanda brusquement Fidelma.
Il la regarda d’un air interdit.
— Eh bien, elle est bibliothécaire de l’abbaye depuis que je la connais.
— Mais à part ça ?
— Elle arrivait de Cealla et elle est tout à fait qualifiée pour son emploi. Le reste m’importe peu.
— A-t-elle déjà été mariée ?
— Elle ne l’a jamais dit.
— Elle connaissait bien sœur Eisten ?
La question destinée à le mettre dans l’embarras laissa frère Conghus imperturbable.
— Sûrement, répondit-il, puisque, au cours de l’année, sœur Eisten a passé quelque temps à étudier dans la bibliothèque. Je suppose que sœur Grella l’avait rencontrée à cette occasion.
— Parleriez-vous de liens d’amitié ?
— Non, sœur Eisten n’entretenait pas de relation particulièrement étroite avec sœur Grella.
— Il y a environ une semaine, sœur Grella s’est rendue à la forteresse de Salbach à Cuan Dóir. Vous a-t-on informé des raisons de cette visite ?
— Il y a une semaine ? répéta Conghus. Alors nous devrions retrouver la trace de cette expédition.
Il se leva et se dirigea vers une étagère où s’entassaient des tablettes de cire qu’il consulta à grand renfort de hochements de tête et de claquements de langue.
— Auriez-vous une idée du but de sa visite ? s’obstina Fidelma tandis que le portier parcourait consciencieusement ses textes.
— Aucune. Peut-être Salbach avait-il l’intention de faire un don à la bibliothèque ? Il arrive parfois qu’un chef découvre qu’il possède des « bâtons de poète » et veuille nous les transmettre. Ces ouvrages en ogham sont devenus très rares, même ici à Muman. L’abbaye offre des récompenses à qui nous en apporte. Mais si Grella était allée chez Salbach, elle m’en aurait informé. Or je n’ai rien noté.
Il se retourna vers Fidelma.
— Je ne trouve aucune référence à une visite de sœur Grella à Cuan Dóir. Par contre, il y a une semaine, elle s’est rendue à Rae na Scríne.
— Rae na Scríne ? s’écria Fidelma.
— Pour apporter des remèdes à sœur Eisten et récupérer un ouvrage qui était en sa possession, c’est écrit ici, répliqua frère Conghus avec un petit air supérieur.
Un sentiment d’intense frustration envahit Fidelma.
— Rien ne l’empêchait de prendre la direction opposée et de chevaucher jusqu’à Cuan Dóir. À moins qu’à Rae na Scríne elle n’ait convaincu sœur Eisten de l’accompagner à la forteresse.
— Elle nous l’aurait signalé, répliqua Conghus qui n’en démordait pas. Et je ne vois aucune référence à un tel voyage.
— En admettant qu’il ait été noté.
— Il serait nécessairement consigné. Pour rendre visite à Salbach au nom de l’abbaye, il faut la permission et la bénédiction de l’abbé.
— Qui vous dit que sœur Grella agissait au nom de l’abbaye ?
— Pour quelle autre raison une bibliothécaire rendrait-elle visite à un chef local ?
— Oui, je vous demande un peu, répliqua Fidelma qui commençait à perdre patience. Merci pour votre aide, Conghus.
Une fois dehors, Cass vit bien qu’elle était contrariée.
— Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne s’est pas montré très coopératif, soupira-t-il. Vous pensez qu’il nous cache quelque chose ?
— Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. J’aurais tendance à croire que frère Conghus suit aveuglément la règle. A tel point qu’il ne parvient même pas à concevoir que les autres agissent différemment.
Alors qu’ils se tenaient là, fatigués et hésitants, Conghus sortit en courant de son officium et, avec un bref hochement de tête dans leur direction, traversa la cour pavée pour rejoindre la tour des cloches.
— Il va sonner les complies, murmura Cass.
Ils attendirent en silence et bientôt le carillon appelait les frères à la prière.
La dernière fois que Fidelma avait assisté à une messe aussi grandiose, c’était à Rome, dans la basilique ronde de Saint-Jean-de-Latran où reposait le corps de Wighard, qui aurait dû être le prochain archevêque de Cantorbéry. Le service avait été célébré par le Saint-Père en personne accompagné d’une douzaine d’évêques.
L’église ne pouvait rivaliser avec la splendeur de la basilique romaine, mais elle n’en était pas moins impressionnante. Des tapisseries couvraient les hauts murs de granit et d’innombrables bougies donnaient de la lumière, de la chaleur et diffusaient différents parfums. Fidelma et Cass prirent place sur un banc réservé aux hôtes de marque. Autour d’eux, des religieux et des écoliers se pressaient pour rendre un dernier hommage à Cathal de Cashel, dont l’âme était passée dans l’autre monde. Fidelma eut beau scruter la foule, elle ne vit pas trace de Grella.
Les chœurs de l’abbaye entonnèrent un chant pour le Sanctus.
Is Naofa, Naofa, Naofa Tú, a Thiarna. Dia na Slua...
Tu es saint, saint, saint, ô Seigneur des armées...
À cet instant, poussée par un sixième sens, Fidelma tourna la tête.
De l’autre côté de l’allée centrale, sœur Necht la fixait avec intensité. Surprise par le geste brusque de Fidelma, elle baissa aussitôt les yeux. Fidelma allait se détourner de la novice quand elle surprit les regards insistants de Rumann et de Midach posés sur la jeune fille. Elle fut frappée par le visage sévère du médecin qui avait perdu toute trace de jovialité. « Si des prunelles pouvaient tuer, songea Fidelma, cet homme serait aussitôt accusé de meurtre sur la personne de la religieuse. » À ce moment, Midach croisa le regard de Fidelma, lui adressa un sourire forcé et se concentra sur le service religieux. Quand elle revint à frère Rumann, l’hôtelier au visage lunaire affichait la même attitude dévote.
De multiples explications à un tel comportement se présentèrent à l’esprit de Fidelma qui s’abîma dans ses pensées, et le temps qu’elle reprenne conscience de son environnement, les choristes attaquaient l’Agnus Dei.
A l’instant où les chanteurs marquaient une pause avant d’entamer A Rí an Domhnaigh -Dieu tout-puissant –, on entendit un son pour le moins inhabituel. Les voix des choristes moururent et les sanglots d’un enfant se détachèrent distinctement dans le silence tandis qu’un murmure d’appréhension parcourait l’assistance.
Tout le monde chercha l’enfant des yeux, mais personne ne fut en mesure d’identifier l’origine des plaintes. On aurait juré qu’elles tournoyaient dans l’église et rebondissaient d’un mur à l’autre.
Des frères, plus superstitieux que croyants, plièrent le genou en une génuflexion apeurée et l’abbé Brocc échangea des regards contrariés avec les ecclésiastiques de haut rang qui l’entouraient.
Fidelma sentit la main de Cass se poser sur son bras tandis qu’il lui signalait d’un geste du menton la fuite de frère Midach qui se dirigeait en hâte vers la sortie. Les pleurs cessèrent brusquement. Il régnait maintenant un silence mortel. Une porte claqua derrière Midach, faisant sursauter toute la congrégation.
Puis le maître de chœur tapota avec sa baguette sur son pupitre et A Ri an Domhnaigh s’éleva à nouveau, un peu hésitant avant que les chanteurs retrouvent leur assurance.
Le service se poursuivit sans autre incident. L’abbé Brocc discourut avec éloquence sur l’immense perte que représentait le décès du vieux monarque emporté par la peste jaune, mais aussi sur la joie qui accompagnait l’inauguration d’un nouveau règne. Il appela la bénédiction du Christ, de ses apôtres et de tous les saints des cinq royaumes sur Muman, afin que le pays connaisse la prospérité et que Colgú, le nouveau souverain, gouverne avec sagesse et discernement.
Alors que la congrégation commençait à se disperser après le « Allez en paix », Fidelma dit à Cass qu’elle le rejoindrait plus tard et se fraya un chemin dans la foule pour gagner le siège où se tenait la jeune sœur Necht. Malheureusement, elle avait déjà disparu.
Contrariée, Fidelma se dirigea vers la porte la plus proche et se retrouva dehors, juste en face des magasins où étaient entreposées les réserves de l’abbaye. Il faisait nuit noire mais des lanternes accrochées çà et là diffusaient une lumière suffisante pour permettre aux fidèles de retrouver leur chemin jusqu’à leurs cellules et leurs dortoirs.
Plongée dans ses pensées, Fidelma, plutôt que de rentrer à l’hôtellerie, décida d’aller méditer dans le jardin clos où elle avait bavardé avec frère Ségán. Les senteurs des fleurs et des plantes lui rafraîchiraient les idées.
Alors qu’elle arrivait devant la grille, elle entendit un cri étouffé et s’avança à pas de loup.
Deux ombres se tenaient dans l’arboretum près de la source. Une silhouette élancée semblait prisonnière d’une autre, plus robuste.
— Misérable jeune...
La voix coléreuse et vindicative appartenait sans aucun doute possible à frère Midach.
Fidelma le vit lever une main et l’abattre sur la nuque de son vis-à-vis, qui réagit par un gémissement de douleur.
— Comment osez-vous me frapper ! s’exclama une voix rauque vaguement familière aux oreilles de Fidelma.
Elle s’apprêtait à s’avancer pour demander des explications à un tel comportement mais ce qu’elle entendit la figea sur place.
— Vous allez suivre très exactement mes instructions. Un tel incident peut causer notre perte à tous ! Le sépulcre est très sonore, une vraie chambre d’échos. Si nous sommes découverts, tous les espoirs que nous entretenons pour Osraige seront perdus.
Les ombres bougèrent et tout redevint tranquille dans Y arboretum.
Fidelma ne distinguait plus rien. Elle attendit un instant, l’oreille aux aguets, puis elle s’avança sans bruit. A croire que le sol s’était entrouvert sous leurs pieds. Désorientée – il n’y avait pas d’autre accès au jardin que la grille qu’elle avait franchie –, elle inspecta les lieux, mais Midach et la personne qui l’accompagnait avaient bel et bien disparu. Et elle ne trouva aucun passage secret. Elle se pencha sur la source entourée d’un muret de pierre du bienheureux Fachtna, qu’elle avait déjà observée en plein jour : à cet endroit, elle était d’un noir d’encre et on n’en voyait pas le fond.
Une demi-heure plus tard, elle abandonnait la partie et retournait à pas lents vers l’hôtellerie où Cass l’attendait avec une impatience mal dissimulée.
— J’étais sur le point de donner l’alarme, lança-t-il d’un ton fâché. Avec tous ces gens qui se volatilisent dans la nature, j’ai cru que vous aviez suivi le même chemin.
— Qu’y a-t-il de si urgent ? répliqua-t-elle, sans lui confier qu’elle avait été le témoin d’une nouvelle disparition des plus stupéfiantes. Les frères ont-ils commenté les pleurs de cet enfant pendant la messe ?
La mine de Cass s’allongea.
— Ils sont très effrayés. Même votre cousin incline à penser qu’il s’agit d’une âme égarée.
Fidelma eut un petit rire méprisant.
— Les érudits partagent-ils cette opinion ?
— Je n’ai recueilli que le témoignage de frère Rumann, qui penche pour une distorsion du bruit de l’eau de la source qui coule sous l’abbaye.
— Laissons-les à leurs fables et leur ignorance. Mais cela n’explique pas que vous vous soyez inquiété pour moi.
Cass se mordit la lèvre.
— Après le service, frère Martan m’a raccompagné. Il s’agit de...
— ... l’homme fasciné par les reliques. Celui qui grâce à Dieu a gardé les lanières de tissu ayant servi à attacher Dacán. Nous l’avons aperçu sur le rivage alors qu’il examinait le corps de sœur Eisten en compagnie de frère Midach.
— Exactement.
— Eh bien ? le pressa Fidelma.
— Nous discutions des suspects éventuels dans le meurtre de Dacán et Martan ne cessait de répéter que cet homme était profondément antipathique.
— Voilà au moins un point qui met tout le monde d’accord, murmura Fidelma d’une voix lasse.
— Midach aurait une fois confié à l’apothicaire que certaines personnes ne méritaient pas de vivre. Et il aurait cité Dacán comme faisant partie du nombre.
Fidelma redressa la tête.
— Ah bon ? Et pourquoi a-t-il tenu de tels propos ?
— Apparemment, Martan a été le témoin d’une violente altercation entre Midach et Dacán.
— Oui, je sais, Midach a insulté Laigin et Dacán l’a très mal pris.
— Il ne s’agit pas de cela.
Cass semblait embarrassé.
— Mais plutôt d’une querelle au sujet de sœur Necht.
Fidelma parut soudain très intéressée.
— Dacán accusait Midach d’entretenir une liaison... enfin...
Fidelma leva les yeux au ciel.
— Pourquoi cette gêne, Cass ? Dacán accusait Midach d’avoir des relations sexuelles avec la petite Necht. Croyez-vous que le témoignage de Martan soit fiable ? Non, ne répondez pas, mieux vaut que je m’en assure moi-même.
Un large sourire fendit le visage de Cass.
— Voilà pourquoi je l’ai retenu ici. Il vous attend dans votre bureau, à l’étage.
Frère Martan, maintenant qu’elle distinguait mieux ses traits, présentait toutes les caractéristiques d’un homme en mauvaise santé. La cinquantaine, le teint pâle, il avait de mauvaises dents, le souffle court et sa toux trahissait un phtisique. Quand Fidelma entra dans la pièce, il voulut se lever mais elle lui fit signe de rester assis.
— Tout d’abord, frère Martan, je voudrais vous remercier d’avoir gardé ces bandes de tissu. Elles nous ont été d’un grand secours.
L’apothicaire demeura impassible.
— Vous avez rapporté à mon collègue...
Elle désigna Cass.
— ... que Midach avait eu un différend avec Dacán.
Le visage de Martan exprimait une angoisse sourde.
— Le médecin-chef s’est toujours montré avec moi d’une extrême gentillesse, commença-t-il d’une voix entrecoupée, et je ne voudrais pas porter des accusations qui pourraient lui nuire.
Fidelma leva une main apaisante.
— Vous avez simplement rapporté un certain nombre de faits objectifs. Parlez-moi de cette dispute. La vérité, Martan, est toujours la voie la plus facile.
Elle venait tout juste de réaliser les implications de la scène dont Martan avait été le témoin.
— Je ne veux pas porter ombrage à frère Midach, s’obstina Martan.
— Se sont-ils querellés, oui ou non ? s’énerva Fidelma.
Il hocha la tête à contrecœur.
— Alors je vous écoute.
— Cela s’est passé la veille du jour où l’on a découvert le cadavre de Dacán. Je passais dans le couloir qui mène à la bibliothèque car je désirais me procurer une copie des Aphorismes d’Hippocrate, qui compte parmi les ouvrages disponibles, fit-il remarquer avec une pointe de fierté. C’est alors que j’entendis des voix venant d’une petite pièce qui sert de cabinet privé à sœur Grella et dont une porte donne sur le corridor.
Fidelma patienta tandis que le frère marquait une pause pour rassembler ses idées.
— Je m’arrêtai en reconnaissant Midach, qui semblait très irrité, et m’étonnai de sa présence en ces lieux. Et puis le courroux n’est pas dans les habitudes de cet homme, d’un naturel gai et heureux.
Il s’arrêta, l’air gêné.
— Donc vous vous arrêtez devant la porte entrouverte, l’encouragea Fidelma.
— Oui, vous comprenez, c’était tellement étrange d’imaginer Midach en proie à une telle colère.
Martan se répétait, comme pour s’exonérer du péché d’espionnage, mais le visage agacé de Fidelma l’arrêta net.
— Et j’ai compris qu’il se querellait avec le vénérable Dacán, dit-il très vite.
— Le motif de la dispute ?
— Il semblerait que Dacán accusait Midach de fouiller dans ses papiers et de lire des documents qui ne lui étaient pas destinés. Midach niait avec la dernière énergie. Hors de lui, Dacán menaça de se plaindre de sa conduite auprès de l’abbé.
« Midach répondit que lui-même dénoncerait son comportement à l’hôtellerie où il traitait les gens comme des esclaves, et tout particulièrement sœur Necht. Là, les choses s’envenimèrent au point que Dacán accusa Midach d’entretenir des relations illicites avec Necht. Midach prit cette accusation très au sérieux et protesta que les liens qui l’unissaient à la petite étaient purement filiaux, car il agissait auprès d’elle en tant que père nourricier. « Et, de toute façon, ajouta Midach, en quoi cela vous regarde-t-il et de quoi vous mêlez-vous ?"
Fidelma ne fut pas surprise du rôle que jouait Midach auprès de Necht. Il était courant que, dès l’âge de sept ans, des enfants soient envoyés loin de chez eux pour leur éducation. Lors de ce parrainage, on attendait des parents nourriciers qu’ils éduquent leurs filleuls et les entretiennent selon le niveau de vie convenant à leur rang. Même si certaines jeunes filles, comme Fidelma, poursuivaient leurs études jusqu’à l’âge de dix-sept ans, elles s’arrêtaient souvent plus tôt car l’âge du choix et de la maturité était de quatorze ans pour les filles. Les contrats de parrainage – il en existait de deux sortes – comprenaient des avantages pour les deux parties. Dans le premier, purement « affectif », aucune somme d’argent n’était échangée. Dans l’autre, les parents naturels payaient pour le parrainage de l’enfant. Dans les cinq royaumes, il s’agissait de la méthode d’éducation la plus courante.
— Vous êtes certain qu’il s’est présenté comme le père nourricier de Necht ?
— Le terme de datán ne laisse aucun doute.
Il s’agissait de la dénomination juridique.
— Midach vous avait-il informé de ses liens privilégiés avec sœur Necht ?
Martan secoua la tête.
— Comment auriez-vous qualifié leurs relations ?
— Eh bien, je savais que Midach était l’anamchara, l’âme sœur, de Necht. Ce qui pour moi expliquait qu’ils entretiennent des rapports affectueux.
— Donc Midach se sentait responsable de Necht ?
— Sans doute.
— Avez-vous été surpris que Dacán accuse Midach d’avoir des rapports sexuels avec elle ? Selon vous, pourquoi cet homme à la réputation de sérénité hautaine a-t-il incriminé le médecin-chef avec une telle violence ?
— Il n’avait rien d’un saint. Cet homme étrange et mal embouché a provoqué Midach de façon sans conteste intolérable. En tout cas, Midach a vivement réagi, il lui a conseillé de se mêler de ses affaires, et il a dit que si Dacán continuait de l’insulter de la sorte...
Martan s’arrêta net devant l’énormité de ce qu’il s’apprêtait à révéler.
— Poursuivez, le pressa Fidelma. Il l’a, à l’évidence, menacé de violences physiques.
— Il a dit qu’il le tuerait, avoua Martan.
Un grand silence s’abattit sur la pièce.
— Vous croyez qu’il le pensait ?
— Nullement ! protesta l’apothicaire. Je ne m’érige pas en juge quant à la façon dont les gens mènent leur existence et Midach est incapable de faire du mal à une mouche.
— Ses paroles laissaient supposer le contraire, fit observer Fidelma d’un ton ironique. Quand vous avez appris la mort de Dacán le lendemain de cette querelle, cela ne vous a-t-il pas contrarié ? En avez-vous parlé à frère Rumann, qui était chargé de l’enquête ?
Le visage de Martan se colora.
— Je ne l’ai pas signalé car cela me semblait inapproprié. Vous oubliez que Midach était absent quand on a découvert le corps de Dacán. Et si vous me demandez si je soupçonne Midach de meurtre, je vous répondrai que non. Le médecin-chef aime la vie. Il ne songerait pas plus à supprimer quelqu’un qu’à se supprimer lui-même.
— Mais alors, qu’est-ce qui vous a poussé à parler ?
Martan s’empourpra.
— Je le regrette. Je voulais simplement vous convaincre que Dacán n’était pas le saint homme qu’on s’est plu à décrire. Il lui arrivait de porter des accusations très injustes.
— Et tout cela a commencé parce que Dacán accusait Midach de parcourir ses notes et ses écrits à la bibliothèque ?
— Ce qu’il a aussitôt réfuté, lui rappela Martan.
— Autre chose. Vous dites que Midach a quitté l’abbaye le soir où Dacán a été assassiné. D’après ce que l’on m’a rapporté, il est revenu six jours plus tard. Savez-vous où il est allé et ce qui l’a amené à s’absenter ?
Martan secoua la tête.
— Ce voyage n’était pas prévu. Il est parti en bateau. Il avait probablement été appelé pour une urgence médicale dans l’un des villages. Cela arrive souvent.
— Pourquoi pensez-vous que cette absence était improvisée ?
— Parce qu’il n’a prévenu personne à l’exception de sœur Necht, qui est venue en informer frère Tóla après son départ.
— Cela s’est passé quand ?
— Juste avant les complies. Il a dû partir avec la marée du soir, sinon il n’aurait pas pu quitter Ros Ailithir avant le lendemain en milieu de matinée.
Fidelma plissa les yeux.
— Vous êtes certain du cycle des marées ?
— Certes.
— Très bien.
Fidelma se renversa sur son siège.
— Vous nous avez apporté une aide appréciable, frère Martan, et je ne vous retiendrai pas plus longtemps. Une dernière chose : gardez pour vous notre entretien et, surtout, pas un mot à frère Midach, d’accord ?
Martan se leva en titubant.
— Oui, ma sœur. J’espère seulement que je n’ai pas mal agi.
— La révélation de la vérité est toujours salutaire, conclut Fidelma d’un ton solennel.